L’ARTICLE 104 DE LA LOI MONNAIE ET CREDIT : UNE ENTRAVE A L’ACTIVITE BANCAIRE ?

Il est une question à l’origine d’une polémique à propos des opérations de prêts que souhaitent consentir certaines banques à des établissements financiers dont elle détiendraient une partie du capital, et que la Banque d’Algérie considère comme interdite selon l’article 104 alinéa 1 de l’Ordonnance n° 03-11 en date du 26 août 2003, intitulé « Conventions avec les dirigeants » et qui énonce :

« Il est interdit à une banque ou un établissement financier de consentir des crédits à ses dirigeants, à ses actionnaires ou aux entreprises du groupe de la banque ou de l’établissement financier. »

Nous examinerons successivement plusieurs éléments permettant d’aboutir à l’interprétation qui nous paraît devoir prévaloir de cette disposition.

1. La définition des opérations de crédit

Les opérations de crédit font l’objet d’un monopole en faveur des banques (article 70 de l’Ordonnance) et des établissements financiers (article 71 de l’Ordonnance). Les opérations de crédit font l’objet d’une définition donnée par l’article 68 al. 1 de l’Ordonnance, repris pratiquement mot pour mot de l’article L. 313-1 du code monétaire et financier français, et dispose que :

« Constitue une opération de crédit, au sens de la présente ordonnance, tout acte à titre onéreux par lequel une personne met ou promet de mettre des fonds à la disposition d’une autre personne ou prend, dans l’intérêt de celle-ci, un engagement par signature tel qu’aval, cautionnement ou garantie. »

Cet article distingue classiquement entre les opérations de crédit par caisse, qui incluent les prêts et autres découverts ou avances, et les engagements par signature, qui sont des formes de crédit où le décaissement peut être différé (crédit documentaire, par exemple) ou bien différé et aléatoire (cautionnement, par exemple).

Une lecture combinée des articles 66, 68 et 72 de l’Ordonnance Monnaie et Crédit permet de tirer les conclusions suivantes :

1. Les émissions de titres portent sur un grand nombre de documents identiques, matérialisant chacun une somme et constituant ensemble le montant total emprunté. A l’opposé, le crédit est généralement matérialisé par un document unique mettant en présence un seul créancier et un seul débiteur, les prêts syndiqués ne dérogeant pas à ce principe, même si dans ce cas, le crédit est octroyé par plusieurs créanciers simultanément.

2. S’il existe un marché secondaire des crédits (titrisation des créances hypothécaires par exemple), négociables sur un marché organisé, ils doivent être reclassés dans la catégorie titres.

3. La comptabilisation des opérations de crédit et celle des opérations sur titres n’emprunte pas le même traitement et ne sont pas logées dans les mêmes comptes. Les opérations de crédit sont portées dans les comptes de la classe 2 et les opérations de portefeuille ou sur titre sont comptabilisées dans la classe 3 du plan de compte bancaire .

4. La réglementation relative aux obligations ne fait pas fait mention de contrat, mais simplement d’ « émission d’obligation » (article 715 bis 82 du code de commerce). Cette terminologie n’est pas neutre. Si l’émetteur d’obligations est emprunteur de fonds et si le souscripteur prête des fonds, leur relation est différente de celle existant dans un contrat de prêt visé à l’article 450 du code civil ou dans les variantes imaginées par la pratique (escompte, découvert…).

5. Le prêt obligataire a un caractère collectif – le terme contrat d’émission se rapporte à cette dimension- et est représenté par des valeurs mobilières. La relation entre « prêteur » et « emprunteur » ne s’exprime pas dans un contrat qui les lierait l’un à l’autre, mais s’insère dans une valeur mobilière, avec la dépersonnalisation qui caractérise cet instrument négociable. L’opération est originale et différente du prêt du code civil et plus largement, des opérations de crédit qui sont fondées sur une relation personnelle et directe entre les parties.

6. L’architecture de l’emprunt obligataire est éloignée de celle du prêt. Ce n’est pas le prêteur qui fixe les conditions de l’opération, mais l’emprunteur qui les élabore en fonction des conditions du marché des capitaux et les propose aux investisseurs. Il n’ y a pas de négociation concevable entre « emprunteur » et « prêteur ». La négociation se déroule entre l’émetteur et les institutions chargées du placement et a pour objet, non pas de parvenir à une fixation de conditions équitables respectant les intérêts des deux parties, mais de faire en sorte que ces conditions soient attractives pour les investisseurs, c'est-à-dire concurrentielles avec les autres offres dont le marché est saisi. Elles sont uniformes pour un même emprunt.

7. Les opérations sur titre relèvent des opérations connexes et ne sont donc pas considérées comme des opérations de crédit ayant leurs caractéristiques propres :

• leurs conditions sont fixées soit par la Banque ou l’établissement financier qui les accorde, soit négociées entre le prêteur et l’emprunteur directement sans intermédiaire;
• l’initiative émane normalement de l’emprunteur;
• elles représentent une dette inconditionnelle à l’égard du créancier qui doit être remboursée à l’échéance et qui porte intérêts.

Sur un plan général, l'analyse juridique selon laquelle la souscription de titres obligataires ne peut être qualifiée d'opération de crédit au sens traditionnel est donc tout à fait pertinente.

Néanmoins, le problème en l’espèce est différent. Lorsque le législateur interdit à une banque de faire une opération de crédit avec une entreprise de son groupe, il n'a cure de la forme que cela peut prendre puisque le but qu'il poursuit est d'éviter une prise de risque sur une entreprise liée.

2. Les fonds reçus de certains actionnaires

Par contre, rien ne permet de considérer qu’une remise de fonds effectuée par une banque auprès d’un établissement financier lié devrait systématiquement s’analyser en une opération de crédit prohibée. Il est important de noter à cet égard que l’article 67 de l’Ordonnance prévoit expressément le cas pour considérer que ne sont pas considérés comme « fonds reçus du public » :

« Les fonds remis ou laissés en compte par les actionnaires détenant au moins cinq pour cent (5%) du capital, les administrateurs et les gérants ».

La distinction est importante puisque l’article 71 de l’Ordonnance interdit aux établissements financiers de « recevoir des fonds du public ». Or en excluant de la définition de « fonds reçus du public » ceux « remis ou laissés en compte par les actionnaires détenant au moins cinq pour cent du capital », l’Ordonnance a clairement entendu autoriser et distinguer clairement ce type d’opération des opérations de crédit prohibées.

Traditionnellement, en droit français, la façon dont ces fonds sont « remis ou laissés en compte » est relativement indifférente. Comme l’écrit la doctrine « la nature juridique de l’opération au terme de laquelle les fonds sont reçus importe peu ». Elle peut prendre la forme de prêts, de souscription à des instruments de dette, comme des obligations, d’une avance en compte courant, etc…Ce qui importe ici pour le législateur est de protéger le public en n’autorisant le dépôt de somme d’argent par le public tiers que dans des établissements agréés comme banques, bénéficiant de plus du système de garantie des dépôts instauré par l’article 118 de l’Ordonnance, qui d’ailleurs exclut les opérations interbancaires de son champ d’application.

Une première conclusion peut ainsi être dégagée : l’article 67 de l’Ordonnance valide dans son principe la possibilité pour un actionnaire ayant au moins cinq pour cent du capital d’un établissement financier de déposer des fonds dans cet établissement financier, sous quelque forme que ce soit et sans autre condition.

3. Les éléments de confort de cette analyse

A l’appui de cette première conclusion, plusieurs éléments structurant de la réglementation résultant de l’Ordonnance peuvent être mis en avant :

- l’article 79 de l’Ordonnance prévoit, en reprenant en termes quasi identiques les dispositions de l’article L. 511-7-3 du Code monétaire et financier français, une exception au monopole permettant à « toute entreprise » de « procéder à des opérations de trésorerie avec des sociétés ayant avec elle, directement ou indirectement, des relations de capital conférant à l’une d’elles un pouvoir de contrôle effectif sur les autres ».

Ce texte est une exception au monopole d’une extrême importance pratique puisqu’il permet à des groupes de sociétés non bancaires et non financiers de faire des opérations de banque entre sociétés du même groupe. La notion de contrôle y est définie de façon très souple et renvoie en pratique à une appréciation au cas par cas, indépendante du niveau de capital détenu, privilégiant la notion factuelle de pouvoir de contrôle effectif.

La notion «d’opérations de trésorerie » a toujours été interprétée largement comme incluant tant les prêts que la réception de fonds. Comme l’a écrit le Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissements français, « Ces dispositions doivent être interprétées sans aucune restriction. Elles permettent tous les types d’opérations, quelle que soit leur durée, à court, moyen ou long terme, et quelle que soit leur forme, les opérations pouvant être aussi bien des prêts directs que des engagements par signature . »

Il y aurait une incohérence à estimer qu’une entreprise non bancaire peut librement prêter aux sociétés de son groupe tandis qu’une banque ne pourrait pas le faire.

- l’article 99 de l’Ordonnance prévoit un mécanisme, jadis également connu en droit français et appelé alors « devoir d’actionnaire et mécanisme de solidarité de place » qui prévoit que : « Lorsque la situation d'une banque ou d'un établissement financier le justifie, le Gouverneur invite les principaux actionnaires de cette banque ou de l'établissement à lui fournir le soutien qui lui est nécessaire, en ressources financières.
Le Gouverneur peut aussi organiser le concours de l'ensemble des banques et établissements financiers pour prendre les mesures nécessaires à la protection des intérêts des déposants et des tiers, au bon fonctionnement du système bancaire ainsi qu'à la préservation du renom de la place. »

Le premier alinéa de cet article prévoit expressément, en dérogation au principe général de la limitation à leurs apports de la responsabilité des actionnaires de sociétés de capitaux, la possibilité pour le Gouverneur, agissant au nom de l’intérêt supérieur de la place, d’inviter les actionnaires à fournir des ressources financières. Naturellement celles-ci peuvent prendre toutes les formes possibles, y compris des prêts ou avances ou autre opération de crédit. La réglementation ne peut être raisonnablement interprétée comme donnant au Gouverneur un droit d’inviter les banques à violer l’Ordonnance, sous sa haute autorité, montrant ainsi qu’une opération de ce type ne peut être considérée comme illégale, sauf à neutraliser les dispositions de cet article 99 alinéa 1 ;

- le mode de régulation des systèmes bancaires est aujourd’hui très largement organisé autour de pouvoirs donnés aux banques centrales de surveiller les banques au travers de ratios prudentiels, inspirés très largement par la réglementation internationale uniforme, aujourd’hui issue de Bâle II. Au premier plan, le ratio de solvabilité qui permet de contraindre les banques à disposer de fonds propres suffisants au regard des risques pondérés encourus. Il faut également citer le ratio de division des risques, qui limite le montant des capitaux prêtés en fonction des fonds propres ou encore les règles relatives à la surveillance des risques interbancaires ( cf article 62 h) de l’Ordonnance). Enfin, les règles fixées aux banques en matière de prises de participation (cf article 74 de l’Ordonnance) participent du même arsenal de contrôle ;

- enfin, on ne peut guère passer sous silence les exigences du droit de la concurrence, dont l’article 96 alinéa 3 de l’Ordonnance se fait l’écho ; en effet, il paraît quasiment impossible de « stimuler la concurrence », comme le prévoit ce texte, en empêchant les groupes bancaires algériens de maximiser leur financement. Une politique contraire les mettrait dans une position concurrentielle défavorable à l’égard de leurs concurrents et renchérirait le coût de leurs ressources aboutissant ainsi à les répercuter dans le prix de leurs services, au détriment de leur clientèle.

L’ensemble de ces éléments conduit à penser que le législateur n’a pas entendu interdire les opérations de crédit entre une banque et un établissement financier lié, comme pourrait le laisser à penser une première lecture rapide. Dès lors il convient de rechercher le véritable sens de ces dispositions de l’article 104.

4. Le sens des dispositions de l’article 104

Sans préjudice de la définition même de la notion de groupe, au sens de l’article 104, et à supposer même que l’établissement financier emprunteur puisse être considéré comme faisant partie du groupe bancaire prêteur, ce qui nous paraît devoir s’imposer pour donner une interprétation cohérente de cette disposition restrictive avec l’ensemble de la réglementation bancaire applicable, est de considérer que cette disposition ne vise pas les entreprises du groupe ayant le statut d’établissement bancaire ou financier, mais les entreprises non bancaires.

C’est le sens qui nous paraît devoir être donné au mot « entreprise » employé par l’article 104 lui même, par opposition à une banque ou un établissement financier. Il faut souligner que l’article 79 de l’ordonnance, déjà cité, relatif aux exceptions au monopole, emploie lui-même l’expression « entreprise » au sens de société non bancaire ou financière.

Dès lors, la disposition reprend sens et rétablit la cohérence d’ensemble de l’Ordonnance. Elle interdit aux banques et établissements financiers de consentir des opérations de crédit aux entreprises non bancaires ou non financières de leur groupe.

Cette interprétation s’autorise également d’une certaine tradition, connue de plusieurs systèmes bancaires, comme les systèmes français et américains qui entendant opérer une séparation, plus ou moins étanche, entre la banque d’une part et le commerce et l’industrie d’autre part. Plusieurs pays ont longtemps limité ou prohibé les liens capitalistiques ou financiers entre ces deux secteurs afin d’éviter des phénomènes de contagion entre eux. Le but poursuivi est alors clairement prudentiel : éviter que des faillites commerciales ou industrielles n’entraînent des faillites bancaires par effet de domino.

Le Règlement du Comité de Réglementation Bancaire français n° 90-06 du 20 juin 1990 en témoigne encore qui limite les prises de participations dans des entreprises (non bancaires ou financières) à 15% du montant des fonds propres de l’établissement assujetti et, en ce qui concerne l’ensemble des participations, à 60% des fonds propres de l’établissement assujetti.

Conclusion

Il nous apparaît ainsi qu’il y aurait grand sens, tant au regard de la cohérence du droit positif algérien, qu’au regard des principes du droit français et des pratiques internationales développées par les banques centrales, à interpréter la disposition controversée de l’article 104 de l’Ordonnance, comme interdisant à une banque ou un établissement financier de consentir des opérations de crédit à une société non bancaire ou non financière de son groupe, validant ainsi les opérations interbancaires classiques entre sociétés bancaires et financières liées et en les contrôlant au moyen des autres instruments prudentiels mis à la disposition de la Banque Centrale et de la Commission Bancaire.

Ahmed Reda BOUDIAF, Avocat Agréé près la Cour Suprême, Ancien Bâtonnier National. www.boudiaf-avocats.com Jean Pierre MATTOUT, Avocat au Barreau de Paris, Professeur de Droit Bancaire Paris II, www.kramerlevin.com